Le mot agriculteur est trop réducteur. Il fait trop penser à une approche exclusivement technique où le regard du producteur
prend fin à la limite de sa parcelle. Paysan fait référence au pays, aux hommes qui le peuplent, à l’environnement qui le compose.
Être paysan, c'est bien entendu cultiver ses terres de façon responsable, mais c'est aussi créer ou prendre soin des paysages, c'est participer au renforcement ou à la préservation de la biodiversité sans oublier le maintien du lien social à travers entre autres
les circuits courts et les marchés.
Hormis mes quelques ares de plantation d'essais, j'achète quelques terrains disponibles mais éloignés des habitations. Je me rends rapidement compte qu’en lisière de forêt, les premiers arbustes plantés sont broutés par le gibier à quatre pattes ou victimes de vol par du gibier à deux pattes. Dès 1986, je me décide à concentrer mes efforts dans l'achat de terrains à proximité de la maison familiale. Huit propriétaires, neuf ans de palabre pour remembrer un hectare et demi. Le dernier propriétaire me vend le paysage pour justifier le prix.
Près de dix ans d'essais m'ont conduit à écarter bon nombre d'espèces. Le froid printanier rend ridicules les quantités des noisettes récoltées. Les alisiers s'adaptent mal. Le calendrier cultural des plantes médicinales n'est pas compatible avec celui des petits fruits, alors que les pointes de travail sont souvent identiques.
Je choisis de développer la culture de la myrtille d'origine canadienne qui vient d'être introduite dans le massif vosgien à la fin des années 1970. En suivant à la lettre le vieil adage qui veut qu'on ne mette pas tous ses œufs dans le même panier, la plantation est complétée par des groseilliers, des mûres et des mûroises.
Côté stratégie, j'opte pour la facilité, c'est-à-dire la vente de fruits frais en gros. Les contacts avec les centrales d'achat me conduisent très rapidement à penser que je fais fausse route. Les contacts avec les transformateurs me poussent à la même conclusion.
Les premiers ne garantissent aucun prix, leur approche de la qualité se limite à l'aspect des fruits. Bref, il me faudrait une surface dix fois supérieure pour m'en sortir et m'endetter d'autant.
Les seconds m'aident à comprendre pourquoi plus de 80 % des petits fruits consommés en France sont importés, le plus souvent d'Europe de l'est. Le prix du kilo de fruit, congelé, standardisé et livré à Saâles, via la Belgique, est équivalent au coût de la main d'œuvre pour cueillir le même kilo dans ma plantation.
Le bon sens m'amène à m'engager dans une stratégie proche de mes convictions de toujours, basée sur la qualité, la transformation et la vente directe.
Un long fleuve pas si tranquille que cela,
Une fois la terre acquise, il me faut songer à planter. Afin de limiter l'usage de désherbants, j’ai recours à une technique très rare à l'époque en plantant les arbustes à travers une toile hors-sol tissée qui laisse passer l'air et l'eau. À l'automne, des coups de vent très violents emportent la toile déjà étendue sur les lignes de plantation. Plus d'un kilomètre de toile à démêler et à remettre en place.
Deux mille plants me sont livrés la veille de Noël, Le lendemain, tout le col est recouvert de plus de 30 cms de neige, Pendant deux semaines, mon ami Pierre a écarté la neige à la pelle avant qu'à genou je plante du lever au coucher du soleil.
Tempête Lothar, décembre 1999. Mes terrains sont bordés à l'ouest par une parcelle d'épicéas de plus de 20 mètres de haut. Une centaine d'entre eux s'abattent sur la clôture.
2003, la sècheresse en plein milieu de la cueillette, les fruits sous l'effet de la canicule se détachent avec le pédoncule et se transforment en raisins secs, ils ne peuvent plus être vendus.
A partir de 2004, les dégâts occasionnés par les oiseaux deviennent de plus en plus importants, Du moineau au corbeau en passant par l'étourneau ou la grive, aucun ne manque à l'appel. Il faut me résigner à investir en 2006 dans des filets. Plus de 10 000 euros de dépenses, mais surtout plus de 300 heures de travail non prévues et deux cents heures à prévoir chaque année pour la mise en place, le démontage et l’entretien de la structure : piquets, fils, filets.
Printemps 2008, les bourgeons débourrent anormalement tôt à la suite d’un mois de février particulièrement chaud. Mi-mars, durant deux nuits, les températures chutent de plus de 20 degrés pour atteindre -10°C et passer dessous. La production 2008 est détruite à 80%. Aucune assurance, ni aucune aide. Toutefois, je découvris rapidement par la suite que la gelée était un moindre mal si on la compare aux dégâts occasionnés par les canicules, les sécheresses ou les averses de grêle.
Seule une stratégie basée sur la qualité, la transformation et la vente directe peut le permettre, Elle assure une valeur ajoutée optimale en limitant les intermédiaires.
Ceci dit, il est utile de rappeler les trois exigences de base pour réussir lorsque l'on décide d'entreprendre : assurer un savoir-faire technique et garantir la qualité, savoir vendre, savoir gérer. C'est à la fois simple et extrêmement compliqué.
Il faut également réussir le compromis entre passion et revenu. Sans passion, il est inutile de vouloir initier un projet dans des zones de montagne.
Ensuite il faut assurer un équilibre entre revenu et qualité de vie. L'agriculture de montagne, quelle que soit la spéculation, ne permet guère de dégager par mois plus de 1000 à 1500 euros pour une somme de travail nettement supérieure aux 35 heures hebdomadaires, mais cela, tout le monde le sait. Il est bon de rappeler qu’une grande majorité de paysans valorise leur heure de travail bien en dessous du SMIC.
Enfin, il faut savoir que les premières années ne sont jamais simples. Il est nécessaire de bénéficier de rentrées financières extérieures (pluriactivité, travail extérieur du conjoint…).
Il n'est pas inutile de rappeler que les producteurs de fruits et légumes ne bénéficient d'aucune aide directe, uniquement d'aides des Régions pour certains investissements. Toutefois, les investissements sont nettement moindres que dans l'élevage, même s'ils ne sont pas négligeables. Il faut compter entre 30 à 40.000 euros d’investissement à l'hectare. Il faut dès lors faire preuve de débrouillardise, avoir recours à du matériel d'occasion et différer tous les investissements non indispensables. Sans oublier l’échange entre paysans, même d’idées ou d’informations. Cela fera sourire plus d'un, j'ai travaillé six ans avec une brouette et une débrousailleuse autoportée avant d'acheter un tracteur d'occasion.
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